A Expogrow, «cannabusiness» is business

A Expogrow, «cannabusiness» is business
Par Indi-Punky ,

A la frontière franco-espagnole, la foire du cannabis organisée par un Français témoigne de l’hypocrisie hexagonale et de la ferveur pour l’autoculture artisanale.

Expogrow ? La fête à Neu-Neu de la beuh. Dès Hendaye, au bistrot, des locaux s’étonnaient de son succès, samedi : «C’est le "week-end cannabis" à Irun. Tous les hôtels sont pleins. Dingue !» Finauds, les organisateurs, désireux de cibler la clientèle française, indiquaient que la troisième «foire au cannabis» se déroulait «à dix minutes à pied de la gare de Hendaye». Effectivement. A peine traversé la Bidassoa, le fleuve qui marque la frontière franco-espagnole, on est au Ficoba, le palais des expositions d’Irun, où il y a, dès le matin, la queue, avec des visiteurs payant 15 euros l’entrée qui s’émerveillent : «Ça fait un choc, Amsterdam puissance 10, à deux pas de la France !» «Le Colorado à moins d’un kilomètre de la frontière !» enchérit une autre, en référence à l’Etat américain qui vient de légaliser le cannabis.

 

Plus de 100 exposants, 17 000 visiteurs revendiqués, entre les professionnels et le public, dont 50% de Français : baignant dans de permanentes effluves cannabiques malgré les affiches «interdit de fumer», Expogrow, prohibé aux moins de 18 ans, a confirmé la bonne santé du «cannabusiness» et de l’autoculture, affichant au grand soleil du Pays basque espagnol une économie qui préfère habituellement l’ombre du Net. Pour Laurent Appel, journaliste spécialisé et activiste, «Expogrow, c’est l’occasion de se voir dans la vraie vie, alors que le reste de l’année, on est en contact via Internet».

 

Hébergé dans cette Espagne tolérante, où la culture de cannabis à titre privé et artisanal est tolérée et le commerce des semences a pignon sur rue, Expogrow est un pied de nez à l’hypocrisie de la France, où rien n’est permis mais tout se pratique. L’Hexagone compte 4 millions de consommateurs, dont peut-être 200 000 planteurs condamnés à la clandestinité. Cette feria comparable à la Spannabis de Barcelone est organisée par un Français désireux de «joindre les deux pays», Thomas Duchêne. Etabli à Grenade, il mène avec succès le commerce des semences via son entreprise Plantasur, qui exporte dans 40 pays et fait travailler une soixantaine d’employés. A Expogrow, Thomas Duchêne associe le festif (avec des concerts jusqu’à 3 heures du matin) et des débats de fond à du commercial classique, comme dans une foire au vin : «On est un jeune secteur, dit-il, mais on se développe partout, il y a une vraie mondialisation, et ça fait vivre des gens.»

 

Pour lui, l’autoculture artisanale «est une solution contre la criminalité et le deal de rue», même si on refuse de le voir : «En France, il y a la théorie et la pratique, assure-t-il. Un jour, la pratique prendra le pas sur la théorie, les politiques devront s’adapter à la société et à son évolution.»

 

Ventilation.

A Expogrow, le petit peuple de l’herbe pouvait, de vendredi à dimanche, tout voir, tout tester, sur 12 000 m2 d’exposition. Il y avait des infos sur les applications thérapeutiques du cannabis, les rince-bouche pour déjouer les tests salivaires, les derniers vaporisateurs pour consommer plus sainement…

 

La vedette du salon ? Le Sublimator, outil à 600 euros créé après «six ans de travail» par l’euphorique Québécois Enrico Bouchard. Il a eu beau nous expliquer, désolé, on n’a rien capté à son système de «biogazification» via une «distillation fragmentée» qui «casse la molécule à travers un atomiseur». Mais vu les yeux des testeurs après leurs aspirations goulues, le Sublimator a l’air de faire le job et de bien casser la tête. «70% de produit organique en moins pour 70% d’effets en plus !» vantait Bouchard.

 

Entre les stands, on découvrait aussi les semences, les ustensiles de jardinage, les tentes de culture d’intérieur, les lampes, les systèmes de ventilation, les bacs hors-sol pour la culture hydroponique, les engrais… Parti de zéro au début des années 2000, le business de l’autoculture navigue désormais à vitesse de croisière après une douzaine d’années de croissance soutenue. Ses entrepreneurs sont très contents, comme ces deux Espagnols fondateurs d’****** : ils étaient militants antiprohibition, et quand le marché de la semence a décollé, ils s’y sont mis, avec succès. «Pour nous, disent-ils, l’autoculture, c’est la liberté du consommateur. Sinon, c’est le marché noir, avec les risques pour la santé et les mafias. On ne comprend pas que les politiques ne puissent pas voir ça.»

 

****** anime également un site internet de commerce et d’échange d’infos, où travaille Marcel, un Français de 31 ans. «On a quelques dizaines de milliers de visites par jour sur nos sites», explique cet ex-informaticien. Pour Laurent Appel, le marché «n’est plus au stade expérimental», mais il y a un gros hic pour ceux qui cultivent en extérieur : «En septembre, tout le monde se fait voler sa récolte», déplore Marcel. «Les braqueurs arrivent masqués et armés, et ramassent tout, raconte Appel. Dans certaines parties du monde, t’as intérêt à avoir ta kalach, sinon tu plantes pour les autres.»

 

Paradoxe.

En France, les autoproducteurs «ont juste envie d’être peinards, explique Kshoo, du Collectif d’information et de recherche cannabique (Circ). Ils ne se sentent pas des voyous.» Le Circ milite pour l’instauration d’un marché régulé, tout en distribuant à Expogrow des dépliants informatifs prévenant utilement des dangers du cannabis - un paradoxe, dans un monde qui n’en manque pas.

 

En France, un des pays au monde les plus consommateurs de cannabis, on cultive surtout l’hypocrisie, question autoproduction. Le «cannabiculteur» peut - comme tout jardinier - acheter ce qu’il lui faut dans les «growshops», près de 350 commerces répertoriés. Mais le commerce des semences de cannabis, ingrédient principal et coûteux (souvent plus de 6 euros pièce), y est plus ou moins interdit -ou disons plutôt qu'il est interdit de les faire germer. Et les grow-shops n’ont officiellement aucun rapport avec la culture de l’herbe. «On ne fait rien d’illégal, au contraire !» dit un grossiste hilare, dont le slogan proclame «Just grow it» («faites pousser»). Arnaud, qui vend du matériel anglais de jardinage à ces grow-shops, explique : «Officiellement, ils ne savent pas ce que leurs clients en font, alors que, à 80%, c’est pour cultiver du cannabis. Seulement, il ne faut pas en parler.»

 

Du coup, le cultivateur n’a pas forcément de réponse à ses questions, comme le raconte un aide-soignant de 36 ans venu à Irun pêcher des infos - et du matos : «Ici, on m’explique qu’il ne faut pas consommer une récolte qui a été infestée par des araignées rouges, ça peut être toxique.» Vous voilà prévenus. Arnaud le grossiste a ainsi vu, ce week-end, des Français «venus de Clermont-Ferrand, huit heures en bagnole», pour «se renseigner et faire la fête».

Autre exposant, un Breton qui fournit des pipes à eau à des tabacs dans l’Hexagone raconte son marché : «On n’a pas le droit de mettre un logo de feuille d’herbe en décoration, mais le reste est toléré. Le système est totalement hypocrite.» Si certains bureaux de tabac tiquent, la plupart prennent ses produits, vu qu’ils se vendent. «Des fumeurs, il y en aura toujours», dit-il.

 

Egalement exposant, Victor, Français de 29 ans, s’est lui lancé dans la production de graines baptisées «French Touch Seed», qu’il présente comme françaises. En fait, il est installé en Espagne. «On arrive un peu tard sur le marché, mais on vend quand même aux Pays-Bas, en Amérique du Sud, en République tchèque…» Ancien informaticien, Victor assure : «Je reçois plein de demandes de jeunes Français qui veulent travailler avec nous. Il y a un bouillonnement de talents en France qui ne demandent qu’à s’exprimer.» Il en est sûr : «Il y aura forcément une évolution législative. On ne va pas rester comme ça à la traîne ! Et, vous verrez, ça passera beaucoup mieux que le mariage gay, sans manifs dans les rues.» Autre argument : «Partout, c’est la crise. Alors que vous voyez le dynamisme de ce secteur ? C’est professionnel, il y a de l’argent. Et nous, Français, on a un avantage sur les Espagnols : on est plus rigoureux. Dans le secteur de la fumette, il faut de la rigueur.»

 

Légion d’honneur.

De la rigueur, un autre Français trentenaire et jovial en a fait preuve, apparemment. X (respectons son anonymat, lui préférerait être célèbre) raconte qu’il a gagné un prix international au printemps pour sa semence bio de cannabis. Mais aucune légion d’honneur n’orne son polo en chanvre. Agé de 32 ans, X reste anonyme dans son pays, pour ne pas être embêté, alors qu’à Irun, on le félicite : «Tous les "breeders" [cultivateurs, ndlr] viennent me serrer la main ! J’ai battu des Américains, des Espagnols, des Hollandais. Je suis très fier !» Il envisage néanmoins de s’installer en Espagne, contraint et forcé : «C’est un comble. Mais ici, les producteurs veulent que je m’associe à eux.» France, ton talent fout le camp.

 

Michel HENRY Envoyé spécial à Irun (Espagne)

 

Source: https://www.liberation.fr/societe/2014/09/15/a-expogrow-cannabusiness-is-business_1101166


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