Cannabis: le mirage de la prohibition


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Le gouvernement a une nouvelle fois fermé la porte à toute évolution de la législation sur le cannabis, malgré le constat d’échec unanime sur la politique répressive en place depuis cinquante ans

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© Kak

Le gouvernement a exclu jeudi toute légalisation du cannabis à usage récréatif, une piste avancée notamment par le Conseil d’analyse économique, un think tank rattaché à Matignon, dans un rapport tirant les conséquences de « l’échec de la prohibition » qui n’est jamais parvenue à enrayer la consommation, l’une des plus élevées d’Europe. Une vingtaine de députés, dont certains appartenant à la majorité, ont pour leur part déposé une proposition de loi ouvrant la voie à une « légalisation contrôlée » similaire à celle sur le tabac et l’alcool.

A peine entrevue, la perspective d’une légalisation du cannabis est aussitôt partie en fumée. « La position du gouvernement est claire : nous sommes contre la légalisation à usage ludique », a balayé jeudi sur LCI la ministre des Transports Elisabeth Borne. Enième clap de fin pour l’un des plus vieux serpents de mer de la politique française. Les lignes semblaient pourtant avoir bougé avec la publication, le matin même, d’une note du Conseil d’analyse économique (CAE), un organisme de réflexion placé auprès du Premier ministre. Deux chercheurs, Emmanuelle Auriol et Pierre-Yves Geoffard, défendent dans ce document l’idée d’une légalisation « strictement encadrée » de la consommation afin de « reprendre le contrôle » du marché et tirer les leçons de l’échec de la prohibition mise en place depuis maintenant près de cinquante ans.

 

La sortie de ce rapport s’est doublée d’une offensive législative, puisqu’une proposition de loi en ce sens a été déposée jeudi par le député François-Michel Lambert (Libertés et territoires) avec le soutien d’une vingtaine de ses collègues. La veille, près de 70 médecins, économistes et personnalités politiques (dont plusieurs maires de banlieue) ont réclamé à leur tour une légalisation complète dans une tribune publiée par l’Obs. Tous dénoncent « l’impasse » de la situation actuelle et appellent à en finir avec le statu quo, dans un contexte marqué par une évolution de la législation dans de nombreux pays ces dernières années, à l’image du Canada, des Etats-Unis ou de l’Uruguay.

 

Depuis des années, études, rapports et analyses s’empilent. Chaque fois, le même constat est porté : la politique de prohibition appliquée depuis une loi de 1970 ne fonctionne pas. Pire, le nombre des consommateurs français est non seulement l’un des plus élevés de l’Union européenne, mais aussi significativement plus important que dans des pays où la détention et la consommation de cannabis pour un usage personnel ont été dépénalisées. En 2017, on comptait ainsi environ 5 millions de consommateurs dans l’Hexagone, dont 700 000 usagers quotidiens, selon un baromètre de Santé publique France conduit avec l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT).

 

Loi archaïque. « Le système de prohibition français est à la fois coûteux et inefficace », notent d’ailleurs les deux rapporteurs du CAE. Et pour cause. Alors que la plupart des études scientifiques concluent à la nocivité du cannabis pour le développement cérébral des adolescents, « la France affiche un des plus forts taux d’expérimentation du cannabis au monde, en particulier chez les jeunes de moins de 17 ans (50 % en 2014) », relèvent Emmanuelle Auriol et Pierre-Yves Geoffard. Un rapport parlementaire rédigé en 2014 par les députés Anne-Yvonne Le Dain (PS) et Laurent Marcangeli (ex-LR) était arrivé à la même conclusion, à savoir « l’indispensable révision de la loi de 1970. »

 

Ce texte, qui punit théoriquement le fait de fumer un joint d’un an d’emprisonnement et d’une amende de 3 570 euros, est au cœur du problème. Le cannabis y est considéré comme n’importe quel autre produit stupéfiant, au même titre que des substances comme la cocaïne et l’héroïne, alors même que « sa dangerosité́ semble plus faible que celles de l’alcool et du tabac » dont la vente, la production et la consommation sont pourtant tolérées, comme le notait déjà le rapport parlementaire de 2014. Cette situation a un impact critique sur le travail de la police et de la justice : près de « 100 000 interpellations par an pour simple usage, correspondant à plus d’un million d’heures de travail des forces de l’ordre », d’après le rapport du CAE !

 

« En privé, la plupart des policiers affirment qu’ils ont autre chose à faire, notamment par rapport au trafic et à la consommation de crack qui sont un gros problème à Paris », assure Ingrid Metton, avocate pénaliste spécialiste du sujet. « En comparution immédiate, on voit tout le temps des gamins qui viennent de villes ou de quartiers défavorisés où ils n’ont pas accès à l’emploi ni à des formations valables. Ils se retrouvent pris dans des réseaux de trafiquants avant de se voir condamner à un, voire deux ans de prison. On brise des vies et c’est dramatique », poursuit-elle.

 

Le système prohibitionniste apparaît donc comme particulièrement archaïque, incapable de protéger la santé des plus jeunes tout en mobilisant d’énormes moyens pour réprimer un usage qui touche désormais toutes les classes d’âge (en 2017, la prévalence était de 9,4 % chez les 35-44 ans et 5,7 % pour les 45-54 ans selon les statistiques de l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies). « On est face à des idées préconçues, notamment le mythe selon lequel le cannabis est un stupéfiant puisqu’il a été classé comme tel, malgré ses vertus thérapeutiques et l’existence de variétés non psychotropes », explique Ingrid Metton.

 

Manne financière. Personne, au demeurant, ne préconise une légalisation sauvage mais bien un alignement sur l’alcool et le tabac. « La consommation est monstrueuse, la législation n’est pas adaptée au terrain et n’est jamais appliquée à la lettre. On nage en plein déni français », regrette le maire d’Ajaccio Laurent Marcangeli, dont le rapport avait été rejeté à l’époque par la ministre de la Santé Marisol Touraine. Si l’élu corse est opposé à toute forme de légalisation car « l’interdit doit demeurer », il s’était cependant prononcé pour une contraventionnalisation du délit de consommation afin d’en finir avec les procédures judiciaires à répétition.

 

Cinq ans plus tard, il estime que « rien n’a changé » malgré un constat d’échec unanimement partagé.

L’opinion publique a elle aussi évolué sur cette question, bien que timidement. Une enquête de l’Ifop pour Terra Nova et ECHO Citoyen publiée le 10 juin 2019 indiquait ainsi que 51 % des personnes interrogées se prononçaient pour une « régulation et un encadrement du cannabis » avec des règles strictes et un maintien de l’interdiction pour les mineurs et la conduite.

 

Un chiffre finalement assez faible, qui explique sans doute en partie la réticence des responsables politiques à s’engager sur ce terrain, malgré l’évolution du contexte international. Si les expériences de légalisation à l’étranger ont montré certaines limites, elles permettent également de se faire une idée de l’impact économique éventuel d’une telle réforme en France.

« Suivant deux scénarios de consommation, le nombre d’emplois créés pourrait varier de 27 000 à 80 000 et les recettes fiscales aller de 2 à 2,8 milliards d’euros », note le rapport du CAE. Une manne financière qui permettrait de financer une politique de prévention plus efficace et de mieux faire respecter l’interdiction imposée aux mineurs.

 

Si la légalisation du cannabis n’est pas la panacée, notamment si elle est mise en place dans un seul pays, la société semble évoluer bien plus vite que ses représentants sur ce sujet. « On est dans un mouvement global et il n’y aura pas de retour en arrière possible », avertit l’avocate Ingrid Metton. Après cinquante ans de prohibition, les graines de la libéralisation ont bien germé.

 

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Source: lopinion.fr

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