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Une soirée au haschich chez le consul de France à Jérusalem… en 1850


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Un hilarant témoignage nous est resté des débordements sous haschich d’un groupe de voyageurs français à Jérusalem en 1850-51.

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Portrait de Paul-Emile Botta par Charles-Emile Callande de Champmartin (musée du Louvre)

 

Paolo Emilio Botta est né à Turin en 1802, l’année même de l’annexion du Piémont par la France, dont son père, l’historien et médecin Carlo Botta, est un fervent partisan. Après des études de médecine à Rouen et à Paris, Paolo Emilio, devenu Paul-Emile, embarque comme naturaliste à bord d’un vaisseau français qui, de 1826 à 1829, réalise le tour du monde.

 

En 1833, sa première expérience diplomatique le voit assurer l’intérim à la tête du consulat de France à Alexandrie. Plus officielle est, en 1842, sa nomination comme consul à Mossoul, un poste que le roi Louis-Philippe crée pour lui. C’est alors que Botta lance les fouilles du site assyrien de Khorsabad et retranscrit de très nombreuses inscriptions cunéiformes.

 

La célébrité que lui valent de telles découvertes contribue à sa nomination, en 1848, comme consul de France à Jérusalem. Il y représente la IIème République, qui a succédé, quelques mois plus tôt, à la monarchie de Juillet.

 

UNE PREMIERE SOIREE DE FUMEE

 

Durant les derniers jours de décembre 1850, l’archéologue Félicien de Saulcy, dont les recherches en Palestine et en Syrie font déjà référence, séjourne à Jérusalem, dans le cadre d’une mission régionale. Botta l’invite naturellement tous les soirs, ainsi que ses compagnons de voyage, dont Edouard Delessert, un journaliste de 22 ans qui se pique aussi de photographie. Pour pimenter le réveillon de la Saint-Sylvestre, les hôtes du consul proposent de fumer du « haschich naturel », déniché dans une arrière-boutique de la Vieille ville.

 

La réputation de la résine de cannabis avait été établie, de 1844 à 1849, par le « Club des Haschichins » qui, réuni dans un hôtel parisien de l’île Saint-Louis, avait attiré Théophile Gautier et Gérard de Nerval, mais aussi, moins régulièrement, Alexandre Dumas, Charles Baudelaire ou Gustave Flaubert. Botta s’abstient de fumer un des narguilés chargés au haschich, afin de veiller sur ses invités, dont Delessert nous décrit l’état.

 

« L’hallucination se produisait sur tous nos amis. Un d’eux ne trouvait pas qu’une seule pipe lui procurât une somme de fumée assez abondante. Aussi, peu à peu et à mesure que les mains défaillantes de ses voisins laissaient échapper les tuyaux de ces cassolettes infernales, se les appropriait-il doucement de l’air le plus triomphant du monde ». Mais « cette opération ne satisfaisant plus ses besoins de plaisir, il se leva et se dirigea avec fureur vers le piano » « il se mit à jouer d’une manière frénétique la première mesure d’une fugue charmante de Bach ».

 

Au salon, « un autre, d’une imagination plus vive, se sentait porté à la poésie la plus tendre. Il faisait à chaque instant l’offre de son coeur, se désolait de ne pas se voir accueilli et murmurait des mots d’amour. (…) Pour moi, depuis longtemps déjà, j’avais quitté ce monde de misères, mais je ne saurais dire où j’étais, le salon étincelait de mille bougies. (…) Je jouissais de cette ivresse, lorsqu’un bruit aigu me causa tout à coup les douleurs les plus atroces. C’était le musicien qui venait d’entreprendre la fugue de Bach, et depuis environ un quart d’heure recommençait imperturbablement la première mesure, sans s’en apercevoir, persuadé qu’il exécutait des tours de force ».

 

UNE SECONDE SOIREE DE DELIRE

 

Convaincus de n’avoir eu qu’une expérience superficielle du haschich, Saulcy, Delessert et leurs amis décident de manger « une grosse noisette » de haschich avant le dîner du lendemain, où ils convient Botta à leur hôtel. Le stupéfiant ne fait son effet qu’au moment du dessert, mais avec une intensité à la mesure de la quantité absorbée. Un premier convive sombre « dans une attaque de nerfs complète, en dévorant jusqu’au dernier morceau les trois citrons sur lesquels il se jeta avec désespoir ».

 

Delessert reconnaît que, ensuite, « personne n’eut conscience de ce qui arriva à son voisin ». Fort heureusement, « le consul de France avait conservé un sang-froid précieux et put s’occuper des secours à donner aux uns et aux autres. On nous emporta chacun de notre côté et l’on nous mit au lit, où l’on eut grand peine à nous faire tenir couchés. Un seul fut indomptable et resta dans la salle à manger, debout sur une chaise, faisant des allocutions de la plus grande énergie à tous les meubles environnants ».

 

Delessert, tout en souhaitant « que les partisans du haschich se livrent à cet innocent plaisir », en conclut qu’il « faut se contenter d’un peu de folie, de peur d’en trop avoir ». Il attendit 1853 pour publier le récit de ces deux folles soirées. Botta quitta Jérusalem, en 1855, pour diriger le consulat de France à « Tripoli de Barbarie », la future capitale de Libye. Le consulat de Jérusalem s’installa dans ses locaux actuels en 1932, non loin de l’hôtel King David, inauguré l’année précédente.

 

La guerre israélo-arabe de 1948 divisa Jérusalem en deux, la partie occidentale revenant à Israël, avec le consulat de France, dont la rue  est toujours nommée Paul-Emile Botta, en l’honneur du diplomate-archéologue. Quant au témoignage de Delessert, longtemps réservé à un cercle d’initiés, il a connu en 2019 un succès mérité avec sa mise en scène, à la Bibliothèque nationale de France, par Emilien Diard-Detoeuf, dans le cadre d’un « itinéraire » de… « Paris à Jérusalem ».

 

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