Le chanvre, on le boit, on le mange, on en fait des maisons

Par Invité ,

Libération, samedi 8 et dimanche 9 novembre 2003, suplément WEEK-END, p. 46, 47

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Rencontre

 

"Le chanvre, on le boit, on le mange, on en fait des maisons"

 

Michka, journaliste et écrivain, spécialiste du «cannabis sativa», explique pourquoi le libre accès aux plantes est une revendication fondamentale de notre époque.

 

AUBRON Arnaud

 

 

Le Salon du chanvre qui s'ouvre ce samedi (1) vise à faire connaître toutes les utilisations de cette plante. Pourtant, lorsque l'on parle de chanvre, l'immense majorité des gens pense au «pétard». Comment l'usage psychotrope de cette plante s'est-il généralisé en Occident ?

 

Le chanvre indien est arrivé aux Etats-Unis par les ports, en particulier La Nouvelle-Orléans. Ce sont d'abord les musiciens de jazz noirs et les saisonniers mexicains qui en consomment. Dans les années 50, les beatniks se mêlent à eux et découvrent la marijuana. Leurs héritiers culturels, les hippies, y goûtent aussi avec enthousiasme, or ces hippies sont les fils et filles de la société bourgeoise blanche américaine. L'herbe passe la barrière raciale. Dans beaucoup de pays occidentaux, la jeunesse qui recherche un autre mode de vie, la découvre avec émerveillement. C'est une façon de retrouver l'intensité d'un lien avec la nature. Résultat, dans les années 70, la plupart des pays européens passent une législation répressive, c'est la loi qu'on a encore en France aujourd'hui (2). Mais cet usage psychotrope est bien plus ancien...

 

La première fumée c'est l'encens. Hérodote en parle à propos des Scythes, qui, dans leur migration, ont apporté le chanvre en Europe. Dans ce que l'on appelle maintenant des huttes de sudation, ils mettaient des pierres brûlantes, puis jetaient du chanvre dessus, ce qui, dit Hérodote, dégageait une fumée épaisse qu'ils absorbaient, qui leur faisait pousser des cris de joie et les emmenait au pays des anciens, c'est-à-dire des morts, puisqu'il s'agissait d'un rite funéraire. Puis cette utilisation «chamanique» s'est interrompue. Certains disent qu'elle serait devenue un savoir souterrain, celui des sorcières. Ce sont en effet des femmes en contact avec la nature qui connaissaient les plantes et leur pouvoir, dont celui du chanvre. On pourrait même penser que brûler les sorcières a été une façon de détruire cette hérésie. Au XIXème siècle, en Europe, en particulier en Autriche et en Suisse, les paysans qui ne pouvaient se payer du tabac que le dimanche, se contentaient d'une pipe de chanvre la semaine. Il ne faut pas oublier que le chanvre textile qu'ils cultivaient alors et le chanvre psychotrope sont une seule et même plante : chanvre est le nom français, cannabis sativa le nom botanique latin. Il y a ensuite des sous-catégories qui sont le cannabis sativa sativa et le cannabis sativa indica, le chanvre indien, mais il y a un continuum de l'un à l'autre. Dans n'importe quel manuel de cordier du XVIIIe, on explique que la récolte du chanvre a des effets qui peuvent rappeler l'opium...

 

Les cordiers ?

 

Avant même que l'humanité cultive des plantes, le chanvre était ramassé pour faire des liens. Puis vint l'agriculture : les hommes maîtrisent alors le cycle de plantes, dont le chanvre, pour les semer et les récolter. Avec ses fibres, on faisait des cordes, des tissus. Plus tard on en fera du papier, traditionnellement obtenu par recyclage du textile et donc du chanvre. Les chiffonniers étaient ainsi ceux qui ramassaient la matière première du papier. Grosse et abondante, la graine de chanvre, elle, donne une huile qui a des vertus particulières. Elle était utilisée pour les lampes, mais aussi pour l'alimentation. Elle est aujourd'hui appréciée en diététique car elle contient des acides gras rares. Après l'extraction de l'huile, il reste le tourteau, aussi riche en protéine que le soja. On peut se demander pourquoi on donne au bétail français du tourteau de soja, qui ne pousse pas sous nos climats et est génétiquement modifié, alors qu'on pourrait lui donner du tourteau de chanvre. Chaque partie a donc une utilité, et cette plante fabrique de la matière végétale rapidement, ce qui en fait une ressource renouvelable intéressante. C'est le cochon du règne végétal : tout est bon.

 

Où l'a-t-on domestiqué ?

 

Peut-être en Perse, mais c'est dans le sous-continent indien qu'il s'est le plus développé. Avec le chanvre que l'on nomme indien, on s'intéresse à la fleur. Les variétés originaires de ces régions sont particulièrement riches en tétrahydrocannabinol (THC), qui provoque une ivresse particulière. Le chanvre indien participe du sacrement, comme le vin dans la messe. On touche là à l'essence de cette plante, à la fois si riche et utile dans ce que le monde a de plus profane et utilisée pour ses facultés à faire ressentir le divin : ce que l'on appelle le chanvre global. Il est venu d'Asie avec les migrations humaines, mais c'est Charlemagne qui l'a imposé dans son empire, comme plante textile. On l'utilise alors aussi pour son huile et comme aliment : dans beaucoup de régions, on s'est nourri de ses graines. On sait peu de choses à ce sujet, car l'histoire ne s'intéresse pas à la manière dont les gens vivent, à ce qu'ils boivent, ce qu'ils mangent... On préfère s'intéresser aux empires, aux guerres. Avec la Renaissance, linge de corps et linge de maison apparaissent en Europe. Le chanvre se répand alors dans les campagnes : il permettait à chaque ferme de faire ses draps, ses chemises, ses sacs. Au début du XIXe siècle, il était considéré comme une plante de première nécessité, au même titre que le blé ou la vigne. Il le doit à la marine à voile : il faut des tonnes de chanvre pour les voiles, les cordages et même l'étoupe (que l'on met entre les planches et qui assure l'étanchéité). Au XVIIe siècle, dans certains pays d'Europe, les paysans sont sévèrement punis s'ils ne cultivent pas de chanvre. En 1875, on en cultive encore 175 000 hectares en France.

 

Dans L'empereur est nu, l'Américain Jack Herrer explique que le chanvre aurait ensuite disparu en raison du lobbying de Dupont de Nemours, qui estimait qu'il menaçait ses brevets sur le nylon et la pâte à papier à base de bois...Je n'y crois pas. Le chanvre était déjà largement passé de mode à la fin du XIXe et Dupont de Nemours arrive quasiment cinquante ans plus tard. C'est la fin de la marine à voile et l'arrivée de la machine à vapeur qui ont enterré le chanvre. Reste que ce sont bien les Etats-Unis qui l'ont mis au ban de la planète. En effet, pendant la prohibition de l'alcool, dans les années 20, toute une structure est mise en place pour veiller à son application. Avec la fin de la prohibition, les gens qui sont à la tête de cette structure ont peur pour leur boulot. Heureusement, il y a une autre ivresse qui monte et que l'on peut interdire facilement. Celle des pauvres, des Noirs et des Mexicains , la marijuana... Sa prohibition est un outil de pression supplémentaire sur eux. C'est ainsi que naît, dans les années 30, la deuxième prohibition américaine. Sans réfléchir aux conséquences, le Congrès interdit en quelques heures toute forme de chanvre. Puis l'interdit sera étendu au travers de conventions internationales, y compris dans les régions où il est un sacrement traditionnel, comme en Inde. Comme si les musulmans prenaient le pouvoir à l'ONU et faisaient en sorte qu'on vienne arracher les vignes en France. Il y a tout de même un nouveau pic de production pendant la Seconde Guerre mondiale. Les fermiers américains, mais aussi russes ou allemands, sont réquisitionnés pour faire pousser du chanvre. Des films font son apologie pour l'effort de guerre : on en fait des lances à incendie, des harnais de parachutes, des filins de bateau... Après-guerre, c'est le déclin total, avec l'arrivée des fibres synthétiques, synonymes de progrès. La prohibition à l'américaine arrive en Europe à cette époque. En Angleterre et en Allemagne, le chanvre sera globalement interdit. La dernière récolte de chanvre pour la fibre a lieu en France en 1965. Il en reste alors 400 hectares dans le pays.

 

Va-t-il disparaître totalement ?

 

Dans la plupart des pays d'Europe, on va progressivement le laisser tomber. Mais en France, des gens se lancent dans l'expérimentation, en particulier dans la fabrication de papier directement à partir de chanvre. On en fera surtout du papier à cigarettes, ce qui fait que la France en est aujourd'hui le principal exportateur. D'autres ont réfléchi à une valorisation de la chènevotte: ce qui reste de la tige une fois les fibres enlevées. Des Français ont ainsi mis au point un procédé de construction et de rénovation à partir d'un mélange de chènevotte et de chaux. Il est utilisé par les bâtiments de France depuis des années et on vient de toute l'Europe pour l'apprendre. La chènevotte régule l'humidité et la chaleur et donne des maisons très saines. De même, les vêtements en chanvre étaient traditionnellement recommandés pour lutter contre les maladies de peau. En 1985, le livre de Jack Herrer L'empereur est nu lance à l'échelle mondiale la redécouverte du chanvre textile et alimentaire. Les Verts, les amis de la nature sont séduits. Quant aux fumeurs de pétards, ils ont enfin trouvé une manière positive et légale de parler du chanvre. Dans tous les pays où sa culture était interdite, les variétés à faible teneur en THC ont été réautorisées dans les années 90. Aujourd'hui en France, on peut s'habiller de chanvre, habiter dans une maison en chanvre et boire et manger du chanvre. Enfin, le chanvre ordinaire est très proche du bio. On n'a pas besoin d'herbicides parce que sa vitesse de croissance est telle qu'il étouffe les mauvaises herbes. Comme il a très peu de maladies, on n'utilise pas non plus de pesticides. Il suffit que les engrais soient traditionnels pour que le chanvre soit bio. Résultat, depuis quelques années, on a des produits dérivés dans la plupart des salons bio.

 

Pourquoi sa culture n'a-t-elle pas explosé ?

 

Pour les cultures légales, les techniques ont évolué. Pour le chanvre, il y a eu une rupture pendant environ cinquante ans, ce qui explique qu'elles ne sont plus adaptées. Il faudrait investir dans de nouvelles technologies. Or les industriels ne répondent pas à une logique écologique. Dans la pratique, le chanvre utilisé pour les vêtements que l'on achète en France vient des pays de l'Est ou de Chine, où les Occidentaux ont investi dans des techniques modernes. Résultat, ce pays est un des principaux exportateurs de textiles de chanvre de qualité. Enfin, en France, la culture est très contrôlée. Pour cultiver, il faut s'adresser à la Fédération nationale des producteurs de chanvre (FNPC), dont le siège est au Mans. Chaque récolte doit partir de graines certifiées. Si on prend des variétés certifiées (dont le taux de THC est inférieur à 0,2 %) et qu'on replante les graines obtenues, ce qui est interdit, le taux de THC remonte. Ce chanvre n'est pas très fort en THC, mais il ne respecte plus les limitations légales.

 

Cette interdiction est-elle durable ?

 

Depuis les années 70, «l'épidémie» de chanvre psychotrope a continué de se répandre et il y a aujourd'hui, pour la première fois, une fraction de la population, jeune, pour qui le chanvre fait partie de la culture. La question est donc : est-t-il encore possible d'éradiquer cette pratique ? Peut-être, à condition de prendre des mesures radicales, comme seuls les pays totalitaires le font. Ainsi aux Etats-Unis, certains parlent de camps de réhabilitation pour les fumeurs. Sinon, il est trop tard. C'est un choix de société.

 

Et de santé publique ?

 

Dès la fin du XIXe siècle, les Britanniques ont fait faire en Inde des études sur la consommation de chanvre. Depuis, elles se sont multipliées et sont peu alarmistes. Jusque quand va-t-on en faire ? Il faut plutôt se demander quel type de société on souhaite mettre en place. Une société où l'individu est responsable ? Va-t-on laisser les gens choisir quelle plante ils veulent absorber, quelle plante ils ont le droit de cultiver ? Le libre accès aux plantes est une revendication fondamentale de notre époque. Car, petit à petit, la société impose des produits patentés, que ce soient des médicaments ou des organismes génétiquement modifiés pour l'alimentaire.

 

 

 

(1) Quatrième Salon du chanvre et des écotechnologies, samedi et dimanche, à la Cité des sciences et de l'industrie, Paris XIXe. Entrée 10 euros. Renseignements : www.festival-du-chanvre.com

(2) Dans l'Union européenne, seules la France, la Suède, la Finlande et la Grèce prévoient encore des peines de prison pour usage simple.

 

Michka est née en 1944. Journaliste et écrivain, elle a publié, avec Hugo Verlomme, son premier livre sur le cannabis en 1978 : Le Dossier vert d'une drogue douce (Laffont). Elle est l'une des premières en France à s'intéresser au renouveau du chanvre, à propos duquel elle publiera notamment le Chanvre, renaissance du cannabis (toujours avec Hugo Verlomme, éd. Georg). Attaquée en justice en 1996 par le professeur Nahas, grand gourou de la prohibition des drogues, elle est devenue, presque malgré elle, une égérie de la légalisation du chanvre. Avec Tigrane Hadengue, elle a enfin ouvert, fin 2001, le musée du Fumeur, dans le XIe à Paris. Un espace consacré à toutes les plantes fumées.

 

 

Sources : CIRC Paris


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