[Actualité] Pays -Bas: Fumette en cercle fermé


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Des joints préparés par un employé de coffee shop à Bergen, aux Pays-Bas, en 2008. (REUTERS)

 

 

 

 

 

 

Machteld Ligtvoet, qui dirige la communication de l’Office du tourisme à Amsterdam, dit n’avoir jamais touché un pétard de sa vie et trouve «pas cool» d’en fumer. Mais pour elle, le projet gouvernemental d’interdire les étrangers dans les coffee-shop sonne comme une insulte à l’esprit tolérant de sa ville : «C’est une idée épouvantable, une solution à des problèmes que nous n’avons pas. Si on les ferme aux étrangers, la demande sera toujours là. Il y aura de nouveau des dealers dans la rue. On reviendra trente ans en arrière. On n’en veut pas.» Le maire Eberhard van der Laan (gauche) a exprimé ses «sérieux doutes» sur un projet «contre-productif», supposant une préférence nationale. Dirk Korf, professeur de criminologie à l’université, imagine la réciproque : «Je viens à Paris et je n’ai pas le droit de boire un verre de vin parce que je suis étranger ?»

 

5 grammes par personne et par jour

 

Aux Pays-Bas, la vente de cannabis, bien que formellementillicite, ne donne plus lieu à des poursuites pénales depuis 1976 si elle s’effectue dans un coffee-shop agréé par les autorités qui respecte certaines conditions : pas de publicité, pas de drogues dures, pas de nuisance pour le voisinage, pas de vente aux mineurs, 5 grammes maximum par personne et par jour, stock du magasin inférieur à 500 grammes. N’importe quelle personne majeure peut donc entrer dans ces bars sans alcool pour acheter au comptoir sa «White Widow» à 9 euros le gramme, la consommer sur place ou l’emporter. Sauf que les étrangers, grands amateurs de ces lieux uniques, en seront peut-être bientôt exclus.

 

Le 27 mai, la coalition des libéraux-démocrates chrétiens, au pouvoir depuis octobre 2010 avec le soutien de l’extrême droite, a présenté un projet qui transformerait les coffee-shop en «clubs privés pour le marché local», via un système d’adhésion. Ils seraient réservés aux Néerlandais. Les membres, dont le nombre ne pourrait pas dépasser 1500, seraient obligatoirement résidents de la ville concernée, ce qui rejetterait de nombreux clients, hollandais ou pas, dans la rue. Le gouvernement espère ainsi que les touristes «ne viendront plus aux Pays-Bas pour acheter et consommer du cannabis». Et ajoute : «Ils peuvent utiliser le marché illégal qui existe chez eux.»

 

Les Pays-Bas ont compté jusqu’à 1500 coffee-shop. Il en reste 660. Les communes peuvent les interdire : 80% environ n’en ont pas. Mais pour le gouvernement, il faut «en finir avec la politique de la porte ouverte» qui a fait des Pays-Bas un îlot de tolérance attirant les consommateurs européens.

 

Pour l’instant, les clients, majoritairement étrangers, de l’Easy Going, un coffee-shop de Maastricht, s’en fichent comme de leur premier pétard. L’endroit est discret et calme. C’est pourtant là que tout a débuté. En 2006, la municipalité décrète l’interdiction des coffee-shop aux étrangers, et ferme pendant trois mois l’Easy Going. Fermeture illégale, a estimé, le 29 juin, le Conseil d’Etat : cette décision ne peut pas être prise au niveau local. En revanche, si le gouvernement veut, à l’échelle nationale, interdire ses cannabistrots aux non-résidents, il peut le faire. La Cour de justice européenne a aussi donné son feu vert, le 16 décembre, à cette discrimination : si l’interdiction «constitue une restriction à la libre prestation des services consacrée par le traité instituant la Communauté économique européenne», elle est «justifiée par l’objectif visant la lutte contre le tourisme de la drogue et les nuisances qu’il draine».

 

Rabatteurs agressifs

 

A Maastricht (120 000 habitants), la municipalité est désormais divisée sur l’attitude à adopter. Chaque année, 2,1 millions de clientsviennent dans ses coffee-shop, selon une étude de leurs patrons en 2008. Et 70% des clients sont étrangers. Les retombées économiques pour la ville, hors achat de shit, sont estimées entre 100 et 140 millions d’euros par an. «Maastricht a toujours dit qu’il ne faut pas fermer les coffee-shop, explique Robert Bongers, conseiller du maire pour les drogues. Car si on ferme, la demande sera toujours là.» Et elle se dirigera vers les dealers de rue. En attendant que le gouvernement tranche, la municipalité s’est prononcée pour le déplacement, d’ici à 2013, de la moitié de ses quatorze coffee-shop vers l’extérieur de la ville. Objectif : limiter les nuisances (voitures mal garées, incivilités, etc.) en centre-ville et éloigner les «drug runners», ces rabatteurs agressifs qui attirent les «touristes de la drogue» vers le marché illégal, hors coffee-shop, où circulent des drogues plus dures (héroïne, cocaïne).

 

Selon Maria Essers, qui anime une association antidealers, «si le gouvernement introduit le système des cartes de membre, ces drug runners vont récupérer les clients laissés à la porte, et il y aura davantage de problèmes.» «Avant 1996, il y avait des coffee-shop partout, ajoute Manon Fokke, conseillère municipale (gauche). Puis, beaucoup ont fermé. Et maintenant, on a plus de problèmes avec les dealers.»

 

Ce souci n’existe que dans certaines villes frontalières du sud, proches de la Belgique, de l’Allemagne et de la France. Ironie de la situation : ce sont les politiques prohibitionnistes des autres pays européens qui torpillent le système hollandais. Le gouvernement s’en sert comme prétexte. «Toutes les idées pour réduire les coffee-shop sont bonnes», dit Coşkun Çörüz, porte-parole des chrétiens-démocrates (minoritaires dans la coalition), qui pousse pour la «tolérance zéro» : «Le but de notre parti, ça a toujours été d’expulser le cannabis de notre société, car il est mauvais pour la santé et l’équilibre mental, surtout des jeunes.» En fait, jusqu’en 1996, les chrétiens-démocrates soutenaient ce système qui a fait ses preuves, notamment en matière de santé publique. Et, malgré la disponibilité du cannabis, on en fume bien moins qu’en France…

 

Pour le chercheur Martin Jelsma (1), «le parti chrétien-démocrate n’a pas décidé formellement de fermer les coffee-shop. Il tente simplement d’imposer des règles plus strictes, qui rendront l’existence du système de plus en plus compliqué. Mais il va être confronté à une résistance des municipalités.» Dans ce pays décentralisé, la lutte entre pouvoir central, désireux d’imposer ses choix, et pouvoirs locaux, qui tiennent à leur autonomie, reste indécise. Cet automne, il y aura des auditions au Parlement, puis un débat sur le projet de «clubs» interdits aux étrangers. S’il passe, les restrictions entreraient en vigueur au plus tôt en 2012. D’abord, peut-être, dans le sud. Amsterdam négocie en coulisse pour y échapper. «On espère que le maire va réussir à régler ça en douceur. Sinon, il pourrait y avoir du grabuge», dit Machteld Ligtvoet. Car l’enjeu est d’importance. «Quatre millions de personnes visitent Amsterdam chaque année. Un million vont dans un coffee-shop», explique Iris Reshef, porte-parole de la municipalité. Leur fermer la porte ? «Ils viendront toujours et ils achèteront le cannabis dans la rue, prédit Iris Reshef. Cela provoquera du deal, de l’insécurité, des nuisances.»

 

La ville s’irrite grandement d’une autre mesure envisagée par le gouvernement : augmenter la distance minimale entre un coffee-shop et une école. Elle est actuellement de 250 mètres (et déjà peu respectée à Amsterdam). Elle passerait à 350 mètres. A Amsterdam, 116 des 223 coffee-shop devraient fermer. Si on inclut les écoles primaires, il n’en resterait que 36. Résultat : «Cela va augmenter le marché illégal dans la rue.»

 

Pour les partisans des coffee-shop, comme Mario Lap, de la Fondation Drugtext, la seule question à régler, ce serait plutôt celle de la «porte de derrière», c’est-à-dire de l’approvisionnement des coffee-shop, qui reste illégal. Au Easy Going, Marc Josemans, qui emploie trente-neuf personnes, est comme un boulanger qui n’aurait pas le droit d’acheter de la farine. «J’ai une licence légale pour vendre un produit que j’achète illégalement. Ça vient d’où ? Pas du ciel. J’ai un réseau. Je suis obligé de faire du business avec des gens illégaux.» Près de 85% de ce qu’il vend est cultivé aux Pays-Bas. Une production aux mains du milieu, autre raison du courroux gouvernemental : «Avant, les planteurs étaient des babas qui portaient des chaussettes dans leurs sandales et parlaient à leurs plantes, explique Josemans, depuis vingt-huit ans dans le business. Mais beaucoup ont arrêté car la police les a harcelés. Ils n’ont pas envie d’être considérés comme des criminels.»

 

Légaliser la production

 

Pour mettre fin à l’hypocrisie, le Parlement a voté par deux fois la légalisation de la production, en 2000 et 2005. Mais le gouvernement n’a jamais osé l’appliquer, sous la pression de pays étrangers comme la France, ou de peur de se mettre en porte-à-faux avec les conventions internationales. «Mais qu’est-ce qui se passerait ? Les casques bleus ne viendraient pas envahir le pays !», dit Tom Blickman, de TNI (2).

 

En 2008, les maires des trente principales villes se sont prononcés pour une expérimentation : autoriser des planteurs à produire sous licence, et voir si la filière illégale, aux mains du milieu, reculait. Mais le projet est resté lettre morte. Au printemps, Utrecht, quatrième ville du pays avec 300 000 habitants, a décidé de lancer une autre expérience en créant un club sur le modèle des «cannabis social clubs» espagnols. «Les membres feraient pousser eux-mêmes leur marijuana», explique l’adjoint au maire Victor Everhardt. Chaque résident néerlandais ayantactuellement le droit de faire pousser cinq plants, un club de cinquante membres pourrait en cultiver 250. «Ça permettrait de contrôler le niveau de THC [un des deux principes actifs du cannabis, ndlr], d’empêcher l’usage des pesticides, de cultiver bio», dit Everhardt.

 

Le gouvernement a immédiatement affirmé que ce serait illégal. Mais son projet de cartes de membre s’annonce aussi difficile à mettre en place. Ce fichage sera-t-il légal ? Comment sera-t-il contrôlé ? Les consommateurs n’ont pas envie de s’y plier. Selon une étude du criminologue Dirk Korf sur 1 200 usagers à Amsterdam, 83% étaient contre. S’il était institué, seuls 32% y adhéreraient. «L’étiquette de consommateur de cannabis les effraye, ils veulent rester dans la discrétion», affirme Korf.

 

Autre écueil : peut-on être adhérent d’un club qui s’adonne à une activité illégale ? «Les membres seront officiellement autorisés à enfreindre la loi, qui interdit toujours la détention de cannabis, constate Derrick Bergman, de VOC, groupe prolégalisation. Ce système ne passera pas. Il y aura trop d’opposition.» Mais sinon, «ce sera la fin des coffee-shop tels que nous les connaissons». Et la ministre de la Santé, Edith Schippers (libérale), a déjà ouvert un nouveau front fin juin : le cannabis dont le taux de THC dépasse 15% pourrait être considéré comme une drogue dure, et donc interdit à la vente en coffee-shop.

 

(1) TNI (Transnational Institute) à Amsterdam. (2) Voir son blog https://www. undrugcontrol.info/en/weblog/

 

Par MICHEL HENRY Envoyé spécial à Maastricht et Amsterdam

 

Source: Libération.fr

 

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