Marché gigantesque, filières innombrables, réseaux locaux : la lutte semble si vaine que certains prônent la dépénalisation. Pour mieux contrôler l’offre.
Peut-on lutter efficacement contre le trafic de cannabis ? La partie est difficile. Certes, les policiers effectuent des saisies : 90 kilos de résine, le 12 juin, à Poissy (Yvelines). Et, quatre jours plus tôt, 207 kilos à Villiers-sur-Marne (Val-de-Marne). Bonnes pioches, mais il reste un énorme boulot. Car le marché français déjà atteignait, en 2005, 277 tonnes, selon l’estimation des économistes Christian Ben Lakhdar et David Weinberger (1), qui constatent : «L’offre commerciale de cannabis semble bien se porter en France.» Fort de 3,9 millions d’utilisateurs occasionnels, le marché génère un chiffre d’affaires qu’ils évaluent à 832 millions d’euros.
3 366 euros. En 2009, les services de répression ont saisi 59 tonnes, soit 21% de ce total. 79% du cannabis a donc circulé librement. «A la fois compliquée et onéreuse», la lutte «apparaît sans fin», constatent les économistes. Un policier parisien compare son travail à «vider la mer à la cuillère» : arrêtez trois dealers, quatre vont prendre leur place. Les chercheurs soulignent les bizarreries de la répression. La probabilité d’interpellation est «beaucoup plus élevée» pour les simples usagers que pour les usagers-revendeurs et les trafiquants. Or, interpeller un usager n’a guère d’intérêt, et représente un coût énorme.
Deux chercheurs (Pierre Kopp et Philippe Fenoglio, en 2003) ont estimé le coût social de chaque interpellation à 3 366 euros (mobilisation de la police, de la justice, perte en termes de travail empêché pour les interpellés…). La politique française consiste depuis plusieurs années à augmenter ces interpellation d’usagers de cannabis : 133 000 en 2008. A 3 366 euros pièce, cela représente un coût certain (447 millions). De l’argent gâché ?
Ben Lakhdar et Weinberger suggèrent «d’abandonner la lutte contre le versant demande du marché» pour se concentrer sur l’offre. En clair, ils proposent de dépénaliser l’usage, comme l’a récemment recommandé la Global Commission on Drug Policy, regroupée autour d’anciens présidents sud-américains, qui constate l’échec de la «guerre à la drogue» (Libération du 3 juin).
Déjà, cela permettrait de réaliser des «économies substantielles». D’autre part, «d’un point de vue économique, il est inefficace de lutter contre le simple usager ou même contre les petits dealers, dit Christian Ben Lakhdar (Université catholique de Lille). Car c’est le cercle infernal. Ça ne s’arrête jamais. Au mieux, on délocalise le trafic de quartier en quartier. Si on arrête le trafiquant X, le trafiquant Y va prendre sa place.» Pour plus d’efficacité, les policiers tentent de frapper les gros trafiquants au portefeuille, en saisissant notamment leurs biens et richesses.
Autoproduction. Mais le marché du cannabis, historiquement structuré par les importations en provenance du Maroc, évolue, avec l’essor de l’herbe dite «autoproduite» qui pourrait, à terme, dominer le marché : «L’Europe a le potentiel pour devenir autosuffisante», affirment les deux économistes. Des «cannabis factories» produisent des milliers de plants en Suisse et en Grande-Bretagne (60% de la consommation interne). Leaders incontestés, les Pays-Bas ont «dépassé le stade de l’autarcie». Non contents d’inonder leur marché intérieur, ils exportent 80% de leur production. «Cela obligera sans doute les Marocains à baisser leurs prix pour rester concurrentiels», affirme Ben Lakhdar.
La France reste sur des cultures plus modestes. En 2005, l’herbe autoproduite représentait 32 tonnes, soit 11,5% du marché. Les autocultivateurs seraient entre 140 000 et 200 000, pour la plupart de petits artisans, hors des circuits délinquants. Ce chiffre pourrait grandir. Car il est très facile de se mettre à la production maison, et sans grand risque. Les graines s’achètent sur Internet, police et douanes sont démunis : impossible de reconnaître à l’œil nu une graine légale ou non.
«Indoor». Autre complication : l’autoculture est atomisée. Les fermes françaises «ne dépassent que très rarement 250 plants», disent les économistes. Difficile de les détecter. Du coup, les affaires de cannabiculture ne représentaient, en 2008, que 2% des procédures de l’Octris (Office central pour la répression du trafic illicite de stupéfiants). Pour pallier son retard, l’Octris a mené, le 26 avril, une mission «Cannaweed», avec 23 opérations sous l’autorité de 19 parquets. Bilan : 100 pieds de cannabis et 4 kilos d’herbe saisis. Une misère. Plus spectaculaire, le démantèlement, le 8 février, d’une ferme «indoor » gérée par des clandestins vietnamiens à La Courneuve (Seine-Saint-Denis), avec 700 plants transgéniques, montre que les «usines à cannabis» commencent à s’installer. Un souci de plus.
(1) D’après une étude citée dans «Du marché du cannabis au marché du THC en France». Christian Ben Lakhdar et David Weinberger. Revue française de socio-économie, janvier 2011 (La Découverte/cairn.info).
article paru le15/06/2011 à 00h00 sur libération.fr