Maroc : la culture du cannabis est-elle (vraiment) partie en fumée ?


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Depuis plusieurs années, les rapports annuels de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) ou de l’International Narcotics Control Strategy Report (INCSR) indiquent une nette diminution de la production de la culture de cannabis au Maroc. Mais, si les surfaces de terres utilisées pour cette culture ont sans nul doute été réduites depuis que Rabat s’est engagé dans une « guerre contre la drogue » à partir de 1992, la production de résine de cannabis n’a pas diminué dans les mêmes proportions.

 

Un réel fossé existe entre l’évaluation de la production marocaine de haschich faite par l’ONUDC ou l’INCSR et les quantités de cannabis saisies en Europe ainsi qu’au Maroc, jetant ainsi un sérieux doute sur les chiffres.

 

Les premières plantations de cannabis au Maroc sont apparues au XVe voire même au VIIe siècle, très probablement introduit par les Arabes après leur invasion de l’Afrique du Nord. Au XIXe siècle, le sultan Moulay Hassan autorisa ensuite la culture du cannabis dans des zones restreintes. Cette politique fut poursuivie sous le protectorat espagnol, puis pour des raisons économiques, sous le règne du roi Mohamed V qui toléra lui aussi cette culture après l’indépendance du Maroc en 1956.

 

 

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Des champs de cannabis à Issaguen dans le rif marocain, le 23 mai 2013. Crédits : FADEL SENNA / AFP
Dans les régions montagneuses et pauvres du Rif

La culture du cannabis s’est considérablement développée, particulièrement dans les régions montagneuses et pauvres du Rif, à partir des années 1960. L’exclusion intentionnelle de la région rifaine de tout développement économique par le souverain Hassan II ne fit qu’encourager sa culture. Cette dernière explosa dans les années 1980 à cause de la crise économique que traversa le Maroc. Elle devint alors pour de très nombreux Rifains, un substitut de plus en plus attrayant, devenant même la première source de revenus pour beaucoup de Marocains, d’autant plus qu’une demande exponentielle émanait des marchés européens.

 

Aujourd’hui encore, cette culture compte pour environ 3 % du PNB du secteur agricole du Maroc et est source de revenus pour plus de 800 000 Marocains, soit 2 % de la population. Devant cette alarmante augmentation du trafic de drogue entre le Maroc et l’Europe, et sous la pression de la communauté internationale, en particulier des partenaires européens, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI), le roi Hassan II, puis son héritier, Mohamed VI, s’engagèrent, à coups d’opérations spectaculaires ciblées, à éradiquer la culture de cannabis.

 

Cette politique d’éradication porta ses fruits, mais en apparence seulement. Dans son rapport de 2015, l’ONUDC indique que la culture du cannabis au Maroc continue de diminuer, passant de 134 000 hectares en 2003 à 52 000 en 2012 et 47 196 hectares en 2013. Mais cette nette baisse de la culture du cannabis ne signifie pas que la quantité a elle aussi diminué.

Le pays source de référence pour la résine de cannabis

Au contraire, cette dernière demeure un sérieux et épineux défi, non seulement pour les autorités marocaines mais aussi européennes. Selon l’Organisation mondiale des douanes (OMD), le cannabis est de loin la drogue la plus répandue, la plus disponible et la plus largement utilisée à travers le monde, et le Maroc est incontestablement le pays source de référence pour la résine de cannabis, puisque 135 tonnes de produits provenaient de ce pays en 2013.

 

Par ailleurs, l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (EMCDDA) basé à Lisbonne – ainsi que de nombreux services de polices européens –, relève, dans son rapport de 2012, un très gros écart entre les quantités de haschisch saisies par les autorités compétentes marocaines et européennes avec les chiffres avancés par l’ONUDC.

 

Dans son dernier numéro de Drogues, enjeux internationaux, l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) publie une étude de Pierre-Arnaud Chouvy et Kenza Afsahi intitulée « Le haschich marocain, du kif aux hybrides » dans laquelle des éléments de réponse sont apportés à cette guerre des chiffres.

Introduction de variétés hybrides

A la suite de leur étude fondée sur une minutieuse enquête de terrain réalisée notamment dans le Rif, il est expliqué que la différence entre les rapports de l’ONUDC et ceux de l’EMCDDA est essentiellement due à la nouvelle culture hybride du cannabis, celle-ci étant de plus en plus utilisée par les trafiquants marocains. Pour Pierre-Arnaud Chouvy et Kenza Afsahi, c’est l’introduction de variétés hybrides, au rendement trois à cinq fois supérieur au cannabis traditionnel – et très probablement importées d’Europe au début des années 2000 – qui explique que malgré une baisse réelle des surfaces utilisées pour la culture du cannabis, la production de résine de cannabis demeure stable.

 

Une dizaine d’hybrides différents ont déjà pu être identifiés au Maroc, telles que la khardala (ou le « mélange »), la gawriya (l’européenne), la romiya (la « romaine » ou l’étrangère), la pakistana, la jamaicana ou la mexicana. Le recours aux hybrides explique aussi la hausse rapide et importante du taux moyen de tétrahydrocannabinol (THC) de la résine marocaine, telle qu’observée sur les saisies dans divers pays de l’Union européenne et notamment en France.

 

L’enquête explique que l’analyse d’une partie des échantillons saisis ces dernières années dans l’Hexagone a montré une augmentation des taux de THC moyens de 8 % lors des années 1980 à plus de 17 % en 2013, avec un maximum de 39 %. En plus des énormes profits financiers dégagés par les barons de la drogue grâce au kif hybride, les répercussions environnementales sont elles aussi énormes et à ne pas sous-estimer. L’impact écologique de la culture des hybrides est en effet encore plus important que celui, déjà considérable, de la culture du kif.

 

Il a aussi été démontré que les cultures hybrides sont responsables de l’épuisement et la pollution des sols, mais aussi des ressources en eau de la région du Rif à cause de leur irrigation impérative.

Politique de l’autruche

Plus de vingt ans après que le royaume chérifien s’est engagé dans la lutte contre la drogue, il est indéniable que malgré une nette diminution des superficies de cannabis cultivées, la production de résine de cannabis marocain demeure stable. Et malgré le développement exponentiel de la culture hybride du cannabis au Maroc, de nombreux rapports internationaux continuent à ne se focaliser que sur la diminution des terres utilisées.

 

Bien plus encore, il semblerait même que l’ONUDC soit au courant de la culture de ces nouvelles variétés hybrides depuis au moins 2004. Ce qui pourrait expliquer la fermeture de son bureau au Maroc en 2006, obligeant ainsi l’agence onusienne à rédiger ces différents rapports en se basant principalement sur les chiffres et informations mis à sa disposition par Rabat…

 

Tandis que le trafic de cocaïne en Afrique de l’Ouest – et ses dramatiques et néfastes conséquences sur les populations locales – est depuis plusieurs années un sujet d’analyses et de rapports récurrents, il n’en est pas forcément de même concernant le trafic de résine de cannabis au Maroc. A l’instar de la question des droits de l’homme régulièrement bafoués ou du tourisme sexuel que certains souhaitent cacher, le royaume chérifien, concernant le kif, semblerait aussi jouir d’une certaine bienveillance.

 

Par Abdelkader Abderrahmane, analyste et consultant géopolitique.


Source:lemonde.fr

 

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